Claude Lanzmann

Claude Lanzmann : les enregistrements inédits de Shoah

Claude Lanzmann : les enregistrements inédits de Shoah

L’archive sonore comme acte de mémoire

 

J’ai assisté, le 10 décembre 2025, au vernissage de l’exposition « Shoah de Claude Lanzmann, les enregistrements inédits ». Depuis son ouverture au Mémorial de la Shoah à Paris, ce fonds d’une force rare résonne d’un écho tragiquement universel.

Alors que nous pensions ces archives confinées à l’histoire, l’actualité de cette mi-décembre nous projette dans une réalité glaciale.

L’attentat terroriste antisémite de Bondi Beach à Sydney le 14 décembre,  où 16 personnes, dont le Français Dan Elkayam, ont été assassinées lors de Hanouka, n’est que le signal d’alarme d’une déflagration mondiale.

De la « chasse aux Juifs » orchestrée dans les rues d’Amsterdam par des groupes mobiles au harcèlement systématique des quartiers juifs de Toronto et Montréal, en passant par les agressions ciblées à New York, l’œuvre de Claude Lanzmann n’est plus seulement un objet d’étude : elle redevient une arme de défense intellectuelle contre une haine qui s’affiche à nouveau sans fard.

Dominique Lanzmann : La gardienne de la « Mémoire du Monde »

Rien de ce parcours ne serait accessible sans Dominique Lanzmann. Présente lors du vernissage, elle porte l’Association Claude et Félix Lanzmann avec une détermination sans faille. C’est elle qui a porté la candidature conjointe franco-allemande ayant permis l’inscription du film et de ses archives au registre « Mémoire du monde » de l’UNESCO en 2023.

Par sa donation historique de 95 cassettes originales au Mémorial (un fonds qui sera intégralement numérisé et transcrit d’ici 2027), elle transforme ce qui était une archive privée en un bien commun. Son engagement assure que le passage de témoin entre le cinéaste et les générations futures ne soit pas une simple commémoration, mais un antidote actif aux violences du présent.

Crédit :
© Mémorial de la Shoah / photo : Yonathan Kellerman. Inauguration de “Shoah » de Claude Lanzmann, les enregistrements inédits avec Dominique Lanzmann. Memorial de la Shoah, 10 decembre 2025

La traque : Des recherches au projet final (1973-1985)

Avant d’être un film de 9h30, Shoah fut une investigation titanesque de douze années.

Claude Lanzmann, loin d’être un simple documentariste, s’est mué en enquêteur obsessionnel. Épaulé par ses assistantes Corinna Coulmas et Irena Steinfeldt-Levy, actrices à part entière du dispositif que l’exposition remet en lumière, il a parcouru l’Europe et Israël pour recueillir 220 heures d’enregistrements sonores en huit langues.

Le film était une commande de l’État d’Israël. La matérialité de ce travail est ici tangible : fiches perforées, plans de recherche systématiques, travail mené jour et nuit. Les archives dévoilent aussi un homme plus intime que son mythe : on y entend ses doutes, son émotion brute devant les objets du musée d’Auschwitz, mais aussi une complicité et un humour inattendus avec son équipe, loin de l’image du cinéaste solitaire.

Raoul Hilberg : L’architecture de la preuve

L’exposition met en lumière le rôle central de Raoul Hilberg. Dans les cassettes inédites, on entend le dialogue entre le cinéaste et l’historien. Hilberg a fourni à Lanzmann la « grille de lecture » : ne pas chercher le « pourquoi » (insoluble), mais le « comment ». C’est cette approche administrative et bureaucratique du crime qui a permis à Lanzmann de piéger les bourreaux et de poser les bonnes questions aux survivants. Hilberg est le socle intellectuel sur lequel repose toute la rigueur du film.

Les secrets du montage : L’énigme de l’Est

Un document préparatoire lève le voile sur une énigme : l’absence des fusillades de masse des Einsatzgruppen. Lanzmann souhaitait les traiter, mais l’impossibilité d’obtenir les autorisations de tournage derrière le rideau de fer (Ukraine, Lituanie soviétique) l’a contraint à recentrer son œuvre sur la mécanique des centres d’extermination. Cette contrainte a finalement forgé la structure unique du film, axée sur la topographie et la parole nue.

  • La Topographie : Lanzmann refuse les photos de cadavres qui saturent le regard. Il filme les lieux au présent (rails, forêts, clairières) pour transformer la géographie en preuve. Si le lieu est là, le crime est incontestable.

  • La Parole Nue : C’est un témoignage sans artifice, sans musique ni voix off. La parole n’est pas un récit lointain, elle devient une action présente, saisie dans ses hésitations et ses silences. Lanzmann établit les faits par l’espace et par la voix.

Le don des voix : Un patrimoine en chantier

L’exposition s’appuie sur une donation majeure : l’Association Claude et Félix Lanzmann a remis au Mémorial un fonds de 95 cassettes audio originales, enregistrées lors du pré-tournage (1977-1978). Ce matériau, dont la numérisation et la transcription (complexes à cause des accents et des langues mêlées) s’achèveront en 2027, ne constitue pas un simple supplément. Il donne accès à l’avant-film : ce qui a été tenté, abandonné ou déplacé.

On y croise des historiens comme Raoul Hilberg et l’on y entend la parole se négocier ou se heurter au silence. L’historien Yitzhak Arad y confie son incapacité à parler du ghetto. C’est aussi là qu’Ilana Safran interroge Lanzmann sur sa motivation. Sa réponse claque comme une éthique : si les témoins se taisent, « dans 20 ans… toute l’histoire deviendra complètement fausse. Les gens diront que cela n’a jamais existé. »

Crédit :
© Mémorial de la Shoah / photo : Yonathan Kellerman. Inauguration de “Shoah » de Claude Lanzmann, les enregistrements inédits avec Dominique Lanzmann. Memorial de la Shoah, 10 decembre 2025

Des voix inaudibles

Monter au troisième étage, c’est entrer dans une chambre d’échos où la parole s’arrache au néant. Ce que nous entendons dans les casques, c’est la matière électrique du pré-tournage (1977-1978) :

Ilana Safran : La survivante de Sobibor interpelle Lanzmann : « Pourquoi déterrer tout cela ? À quoi ça sert ? ». Lanzmann répond : « Si on ne le fait pas, dans vingt ans, plus personne ne saura rien. Toute l’histoire deviendra complètement fausse. Les gens diront que cela n’a jamais existé. »

Le Dr Wulf Pessachowitz : Il décrit les avortements imposés dans le ghetto de Šiauliai. Sa voix est monocorde, sans tremblement. Il dit : « L’avortement faisait partie de la liquidation du peuple juif ». On entend la description chirurgicale d’un crime devenu une simple procédure médicale.

Sara Gol : On entend son chant en yiddish sur les massacres de Ponary. Ce n’est pas de la musique, c’est sa langue maternelle qui témoigne de ce qu’on a voulu anéantir. Le son de sa voix est la preuve physique qu’une culture a survécu.

Yitzhak Arad : L’archive enregistre l’historien qui s’arrête. Il lâche : « Je n’ai pas de mots pour décrire la vie au jour le jour dans le ghetto ». On entend la parole qui bute, le silence devient la matière même du traumatisme.

La ruse du « Dr Sorel »

Pour arracher des aveux aux anciens nazis, Claude Lanzmann s’invente un double : le Dr Claude Sorel, un historien français prétendument compréhensif envers les anciens soldats.

Muni de fausses cartes de visite, il gagne la confiance de ses cibles en adoptant leur vocabulaire bureaucratique.

Pour capturer ces échanges, il utilise la « paluche », une caméra miniature dissimulée dans un sac ou sous un manteau. Un fil relié à une camionnette garée à proximité permet à son équipe de surveiller le signal et d’enregistrer le son en direct.

La ruse finit souvent dans la violence ou la fuite. Quand les témoins comprennent qu’ils ont été piégés, soit parce qu’ils repèrent un fil, soit parce que les questions de Lanzmann deviennent trop précises. Claude Lanzmann a été plusieurs fois agressé physiquement lors de ces entretiens clandestins (notamment par Heinz Reinefarth). Ces séquences, souvent floues et instables à cause de la caméra cachée, donnent au film cette tension de thriller. On n’est plus dans le souvenir, on est dans la capture d’un aveu.

Paluche
Crédit :
© Mémorial de la Shoah / photo : Yonathan Kellerman. Inauguration de “Shoah » de Claude Lanzmann, les enregistrements inédits avec Dominique Lanzmann. Memorial de la Shoah, 10 decembre 2025

 

 

Transmission et centenaire

Le centenaire de Lanzmann est inscrit au calendrier de France Mémoire.

L’exposition s’inscrit dans une circulation internationale, étant présentée en parallèle à Berlin (Die Aufzeichnungen), traitant ce corpus comme un bien commun européen.

  • À l’écran : Le documentaire de Guillaume Ribot, « Je n’avais que le néant – Shoah par Lanzmann »(actuellement sur Arte.tv), plonge dans cette production épique à partir des rushes et du Lièvre de Patagonie.

  • En classe : Sous la direction de l’historien Jean-François Forges, un livret accompagne désormais six extraits de 30 minutes spécifiquement sélectionnés pour les élèves. Ce dispositif a déjà été testé à l’Institut de France devant 300 lycéens, prouvant que la parole des témoins reste le meilleur rempart contre l’oubli. Ce matériel pédagogique sera diffusé mondialement par l’UNESCO pour apprendre l’histoire de la Shoah.

La maïeutique contre le silence

Monter au troisième étage du Mémorial, c’est prendre conscience que la parole est un combat. Elle s’arrache au silence, elle se négocie, elle se vole ou elle se refuse.

Claude Lanzmann ne se contente pas de filmer des souvenirs, il enregistre une maïeutique brutale car « témoigner, c’est revivre ».  À l’heure où les derniers témoins s’éteignent, ces bandes sonores prouvent que la mémoire ne s’use pas si l’archive est rigoureuse.

Écouter ces voix, c’est refuser de laisser le silence s’installer à nouveau.

Informations Pratiques :

  • Dates : Jusqu’au 29 mars 2026.

  • Lieu : Mémorial de la Shoah, Paris (3e étage). Entrée gratuite.

  • Événement : Rencontre « Shoah avant Shoah. Dans les coulisses de la fabrication du film » avec les assistantes le dimanche 18 janvier.

  • À voir : Le documentaire Je n’avais que le néant sur Arte.tv.  Le film de Guillaume Ribot, « Je n’avais que le néant – Shoah par Lanzmann »  documente la fabrication de l’œuvre. À partir des rushes et des entretiens inédits, il retrace l’obsession de Lanzmann : trouver une forme cinématographique pour une histoire sans images. Le documentaire montre comment le cinéaste a construit sa méthode, entre traque des témoins et repérages épuisants, pour transformer le récit oral en une preuve visuelle de l’extermination.

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